« Ceux qui sauront » de Pierre Bordage
Pierre Bordage s’essaye ici à l’uchronie. Une France où la révolution n’a pas eu lieu, ou, du moins, a été tentée sans succès et où paysans et ouvriers sont restés dans l’ignorance.
Pour autant en dépit du progrès (voitures, train, armes et un internet qui ne porte pas son nom), la noblesse n’a pas évolué et, s’attachant à ces nouveaux privilèges tout en conservant les anciens, s’est totalement coupée du peuple. À dire vrai, ce dernier, relativement résigné, y est considéré comme un ennemi en raison de quelques émeutes dues à la faim et de quelques résistants qui ont su détourner le réseau de communications et sont considérés comme terroristes.
Ainsi, Jean va-t-il en devenir un parce qu’il a osé souhaiter apprendre à lire et à écrire. Il est certain que le pouvoir, c’est le savoir.
Pendant le même temps, Clara, que la richesse de sa famille condamne à épouser une fortune assortie, va, par le biais d’un accident de voiture, se retrouver jetée dans une campagne inconnue à la merci de tous les dangers. Elle sera d’ailleurs enlevée mais qu’on se rassure sans être « soumise aux derniers outrages », on a ici un peuple ignare et brutal mais (forcément ?) vertueux.
La rencontre de Jean et Clara, parfaitement fortuite, leur apprendra ce qu’il en est réellement du monde.
Deux héros adolescents. Une histoire d’amour gentillette se déroulant sur du Zola en toile de fond. Hélas, la sauce ne prend pas, ne serait-ce que parce que ce fond-là manque terriblement de crédibilité. Non que la richesse ne puisse accaparer le pouvoir et le savoir… c’est une donnée courante en tous temps et elle n’est pas près de changer mais, si sympathique qu’en soit l’idée, le simple fait d’un monde en réseau ne le permettrait pas à un tel niveau. Une France prérévolutionnaire ne peut s’accommoder de certaines découvertes bien postérieures. Par ailleurs, il faudrait parvenir à une bien grande suspension d’incrédulité pour concevoir une société où les possédants seraient tous aussi stupides qu’aveugles et « tiendraient » par le seul moyen de la répression. Cela d’autant plus qu’ils possèderaient les connaissances faisant défaut à leurs peuples opprimés.
Admettre, en plus, que le reste du monde est dans le même état exige beaucoup.
Mais c’est une histoire d’amour… alors, si le hasard permet à ces nouveaux Roméo et Juliette de se retrouver au cœur d’une foule de près d’un million de citoyens, pourquoi chipoter sur le décor. N’empêche, pour ce genre d’histoires, je préfère Shakespeare et, quant à l’uchronie, Anderson, Bradbury, Card, Dick et Silverberg, pour ne citer qu’eux.
Une lecture d’autant plus décevante que la lecture de L’Autre, nouvelle du même tout récemment parue dans l’anthologie Magiciennes et sorciers, qui soulignait également le pouvoir de ceux qui savent, m’en laissait espérer beaucoup de bien. Il est bien dommage que, finalement, tant de thèmes importants sur lesquels l’auteur est revenu si souvent soient ainsi délayés. Ce n’est pas qu’on ne puisse faire de la bonne littérature avec de bons sentiments, mais écrire pour la jeunesse exige d’autant plus de rigueur que l’on souhaite la voir réfléchir.
Éditions J’ai Lu
318 pages – 6,70 €
ISBN : 978-2-290-02058-6