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« La Mort de l’auteur » de Nnedi Okorafor

Zelu Onyenezi-Onyedele est nigériane née à Chicago, d’origine igbo par son père et yoruba par sa mère, deux ethnies qui affirment fortement leur identité. Sa mère en particulier rappelle sans cesse son ascendance royale. Zelu est la seconde fille d’une fratrie de cinq enfants, quatre filles et un garçon, qui ont tous une bonne situation. La culture nigériane accorde une grande importance à la famille, au vestimentaire et à la cuisine : les plats consommés à base de riz jollof et de bananes plantain frites reviennent constamment. On y parle fort et se dispute souvent, sans s’en émouvoir.

Zelu étouffe cependant au sein d’une famille qui la surprotège depuis qu’adolescente, elle est tombée d’un arbre la laissant paraplégique. La belle trentenaire aligne les amants sans s’attacher, picole, fume des joints et a du mal à gérer ses émotions. Elle pleure aussi souvent qu’elle explose de colère ou exprime crûment ses opinions. Ce qui lui vaut d’être renvoyée de l’université où elle enseigne à mi-temps la création littéraire, pour avoir durement critiqué le travail d’un étudiant. Elle-même, pourtant, n’a écrit qu’un roman, refusé partout, et qu’elle reconnaît être mauvais.

Virée, elle retourne vivre chez ses parents et entame un roman à cent lieues de ses velléités de grande littérature, Robots rouillés, récit de science-fiction où, sur une Terre en voie de régénération depuis la disparition de l’humain, ne subsistent que leurs créations : les Creesh, robots utilitaires entre l’insecte et l’oiseau, les Hume, androïdes attachés à leur apparence humaine, qui apprécient de rouiller comme leurs concepteurs vieillissaient, opposés aux SansCorps, IA qui trouvent inutile leur propension à collecter des histoires dont ils combinent les motifs à défaut de savoir créer. Parmi eux, les Fantômes cherchent à détruire les Hume qui refusent de renoncer à leur enveloppe matérielle. Mais une menace surgit : les Chargeurs, robots d’exploration spatiale, revenus pour détruire la Terre.

Cette fois, le succès est au rendez-vous. Le best-seller est appelé à devenir un film. Le succès n’a cependant rien d’un conte de fées : confrontée à la perception biaisée que les lecteurs ont de son œuvre, et au film, succès planétaire qui dénature celle-ci en gommant ses références africaines, à la pression de l’éditeur qui attend la suite, Zelu voit davantage niée son identité qu’elle revendiquait son roman. La référence à l’essai de Roland Barthes, La Mort de l’auteur, qui évacue l’auteur de l’analyse littéraire et laisse l’interprétation au lecteur, prend ici tout son sens.

Loin de gagner en autonomie, Zelu est en outre confrontée aux problèmes de la célébrité, aux jugements hâtifs des communautés des réseaux sociaux, sans obtenir de ses parents et de son entourage la reconnaissance qu’elle associait à son succès, ni même la compréhension concernant des choix pourtant personnels, comme celui de faire l’apprentissage d’un exosquelette qui lui permettra de quitter le fauteuil roulant. Elle devient la femme-robot qui intègre une technologie étrangère, tandis que dans son récit, Ankara, la Hume qui la représente, héberge en elle l’IA qui lui a permis de survivre. Obstinée, elle se lance sans cesse de nouveaux défis pour mieux se connaître, jusqu’à rêver de voyage spatial.

La science-fiction est ici minimaliste, entre un assistant mobile révolutionnaire et un exosquelette, mais il y a, contrepoint du récit, le roman des robots en parallèle.

Le lecteur lit celui-ci par chapitres intercalés, ainsi que des témoignages de la famille et des proches sur Zelu, riche en anecdotes. C’est à la façon d’un puzzle que s’assemblent les différentes facettes de sa forte et peu commode personnalité, en même temps que Nnedi Okorafor se livre à une critique sociale du monde de l’édition et du lectorat, et encore autour du racisme, du regard sur le handicap, la femme ou le genre (dans les deux univers on change d’identité), thèmes habilement entrelacés dans un récit vivant et parfaitement maîtrisé.

C’est aussi un roman sur les sources de la création, sur l’expérience et la transmission. Même les robots estiment que « les histoires sont le ciment qui lie toute chose. » C’est d’ailleurs sur une belle conclusion en miroir que s’achève ce roman généreux et sincère, qui rappelle fort justement que « la création est un fleuve qui coule dans les deux sens. »

Depuis Qui a peur de la mort ? Nnedi Okorafor n’a cessé de s’affirmer comme une voix originale qui a l’art d’unir littérature générale et science-fiction. George R. R. considère qu’il s’agit de son meilleur roman : c’est assurément le cas.

Traduit de l’anglais (USA) par Fabien Le Roy
Robert Laffont / Ailleurs & Demain / 2025 / 462 pages / 22 €

Claude Ecken

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