« Le Fleuve céleste » de Guy Gavriel Kay
Tout comme Les Chevaux célestes, ce nouvel ouvrage se situe lui aussi dans la lointaine Kitai. Mais plus tard, bien plus tard. Non au temps de sa splendeur, mais au tournant de son déclin, quand ce n’est plus la musique des Ming que l’on entend en sourdine, mais les échos mourants de la dynastie Song débordée par les barbares du Nord.
Point de mises à mort raffinées ici, que ce soit par la lame, le poison ou la poésie. Plutôt la force brutale, la ruse, la tromperie.
Ainsi en va-t-il de toutes les civilisations qu’elles croissent puis meurent dans tout l’éclat de leurs derniers feux.
Il y a de la magie dans l’écriture de Kay. Pas de celle qui déploie pouvoirs ou effets spectaculaires, dont il use avec grande parcimonie. Une vraie magie, invisible, qui vous transporte hors du temps pour mieux vous le faire vivre. Une façon de détourner l’histoire qui ne se contente pas de l’enseigner mais en fait pénétrer le sens. Et que dire de la poésie ?
Pas un de ses romans où cela ne se ressente et probablement davantage encore avec celui-ci.
Peut-être est-on plus lent à y entrer, car les personnages sont multiples et les chemins par lesquels ils se rejoindront détournés, on s’y prend toutefois plus fortement encore. Sans doute parce que l’histoire elle-même se double d’une réflexion poussée sur le pouvoir, sur ses liens avec l’art et, plus simplement, sur ces convictions intimes qui, aux moments-clefs de votre vie, vous font prendre une direction totalement imprévue ou vous ramènent au contraire sur le chemin premier.
Deux personnages de premier plan.
Le jeune Ren Dayan. Il ne rêve que de gloire, de reprendre aux barbares les « quatorze préfectures » perdues et de rendre à la Kitai toute la puissance et l’éclat d’antan.
C’est une chose que rêver mais, pour le jeune fils d’un petit fonctionnaire lettré d’une lointaine province, cela n’a rien d’évident. Surtout dans un pays qui a appris à se défier de son armée et lorsqu’un coup de pouce du destin semble vous propulser dans une tout autre direction, bien peu propice à une vie d’honneurs et de victoires.
Rien qui soit susceptible de le rapprocher de Lin Shan. fille unique qu’un père très aimant, avec une témérité inaccoutumée, a voulu élever en garçon, tout en veillant avec soin à lui choisir un fiancé qui n’en serait pas offusqué.
Ainsi sait-elle tirer à l’arc à une époque où les hommes de cour, eux-mêmes, n’ont plus goût à ces activités militaires démodées. Elle est également fort érudite et, si elle sait jouer du pipa avec grâce, compose ses propres poèmes et chansons.
Sa rencontre inopinée chez Xi Wengao, haut fonctionnaire en disgrâce, avec Lu Chen, célèbre poète sur la route de l’exil, fait partie de ces instants où le destin bascule.
Pour les individus. Et pour beaucoup plus qu’eux seuls. Car ce ne sont pas seulement les vies de Ren Dayan et de Lin Shan qui en seront bouleversées, mais celles de l’Empire kitan tout entier, depuis l’empereur et ses ministres jusqu’au plus obscur des petits fermiers dans les territoires confisqués par les Xiaolu. Et de tant d’autres !
L’auteur trace ici une fresque d’une telle ampleur – à la mesure de cet Empire – que tous les personnages, même ceux dits secondaires, nombreux, y prennent une intensité particulière qui attache le regard. Peut-être à la manière de ses longs rouleaux où la minutie du pinceau donne une vie propre à la moindre petite silhouette perdue en arrière-plan.
En s’inspirant ici librement, à sa manière si particulière, d’une célèbre poétesse et d’un non moins célèbre général chinois, si éloignés qu’ils nous soient dans le temps et l’espace, Kay nous permet de ressentir le souffle de l’histoire et, aussi, la nostalgie qui s’attache à toutes fins, fussent-elles celle d’une civilisation.
Un très grand auteur, sans doute un de mes préférés, et un très grand livre. À vrai dire, un splendide mémorial aux héros perdus d’un empire défunt. À lire ! Et de ceux que je relirai avec le même plaisir.
Éditions l’Atalante
702 pages – 29 €
ISBN : 978-2-84172-788-9