« Les chroniques d’Arslân I » de Yoshiki Tanaka
J’avoue avoir subodoré, lorsque j’ai eu cet ouvrage en main, quelque poussive variation sur un univers médiéval à la Kurosawa, sauce fantasy-japonisante bourrino-castagneuse, qui plus est écrite avec les pieds. Comme quoi, les a priori… (bon, pour la castagne, je ne m’étais pas trop trompé).
Alors, première des bonnes surprises, le background. On est au royaume de Parse ? Son ennemi ancestral s’appelle le Lusitania ? Sans aller jusqu’à une variation uchronique à la manière du cycle des « Colmateurs » de Michel Jeury, avec ses Histoires bizarroïdes du genre « les Croisés à la conquête de l’Australie », mettre en contact une Perse imaginaire (rendue assez crédible par la description de l’organisation sociale, par l’onomastique, etc., tiens, je dirai plus bas un mot de ce dernier point), avec une espèce de Portugal colonisateur livré à l’intégrisme religieux – le Dieu Unique se nomme ici Yahldabôth, ce qui signifie « Sainte Ignorance », tout un programme – dénote, au moins, un certain souci d’originalité. On pense, toutes proportions gardées, à ces Histoires parallèles que met en scène Guy Gavriel Kay, où apparaissent des États et des périodes réelles de notre Histoire à peine travesties.
Quant au récit, non seulement il est loin de se montrer linéaire (pullulant au contraire de sous-intrigues, livrées à travers une grande variété de points de vues, et faisant aussi la part belle aux retours en arrière successifs) mais, en outre, il évite de sombrer dans le manichéisme : les deux camps en présence ne nous sont pas décrits de manière monolithique, mais montrés traversés de failles, dans lesquelles se niche précisément ce qui, je trouve, fait l’intérêt de ce roman.
Bon, spoiler, bien obligé si on veut creuser un brin… Le shah Andragoras III, en guerre contre l’envahisseur lusitanien, perd la bataille cruciale d’Athropathènes à cause de la traîtrise d’un de ses généraux – et de l’aide apportée à l’ennemi par un magicien manipulant la météo. Ledit shah se retrouve prisonnier. Du coup, son fiston, le prince héritier Arslân, quatorze ans et toutes ses dents, est contraint de se réfugier dans les montagnes, en compagnie d’un autre général, le (forcément) valeureux Dariûn, chez un ami de ce dernier, Narsus, (autre valeureux) noble tombé en disgrâce pour avoir voulu trop réformer – la Parse d’Andragoras n’avait rien d’un régime modèle. Ils reprendront bientôt la route, « recrutant » à mesure d’autres compagnons, un escroc poète, une prêtresse guerrière, la fille d’un chef des voleurs, pour tenter de gagner à leur cause les gouverneurs des marches de la Parse, et surtout leurs garnisons, dans le but de reprendre le pouvoir.
Entre temps, le Lusitania a achevé son invasion par la prise de la capitale, Ecbatâna, – ce qui est aussi le nom de la capitale de la Perse antique dans notre Histoire –, s’appuyant sur les esclaves locaux auxquels on promet, trompeusement bien sûr, la liberté. Le roi lusitanien Innocentis VII s’installe bientôt dans la ville, la livrant aux massacres et autodafés perpétrés « au nom de Dieu ».
À la fin de notre XIIe siècle, Innocent III défendait cette idée que le pape était le seul à détenir la vraie souveraineté, devant les rois temporels. Mais si cet Innocent-là a été un pontife ET un souverain puissant, le dirigeant de la théocratie lusitanienne, lui, n’est qu’un naïf, un faible, manipulé à la fois par l’archevêque Bodin, un fou (furieux) de Dieu, et par son propre frère, le duc… Ghisqâr ! (Ça ne s’invente pas – quel destin ! Au passage et pour rester dans la vie politique récente de notre beau pays, je n’ai pu m’empêcher de remarquer que l’emblème du Lusitania, « deux courts traits horizontaux traversés par un long », ressemblait singulièrement à la croix de Lorraine).
Faiblesse supplémentaire, Innocentis VII tombe amoureux de la reine Tahaminé, épouse d’Andragoras et mère d’Arslân – elle a bien tenté de s’échapper d’Ecbatâna, en vain –, et il souhaite convoler en justes noces avec elle, dès qu’il aura liquidé un Andragoras croupissant dans ses geôles. Un projet de mariage qui ne plaît pas, mais alors pas du tout, à son archevêque et déclenche une crise majeure au sein du nouveau pouvoir…
Autre point qui relève de cette volonté manifeste d’éviter le monolithisme : on apprend au fil du récit que le roi Andragoras, justement, était un usurpateur ; il a zigouillé son frère pour prendre le pouvoir. Aussi ceux qui entourent le prince en fuite sont-ils bientôt déchirés entre deux loyautés : leur faut-il rester fidèle au jeune Arslân, qui déjà malgré son jeune âge a su montrer des qualités de bravoure, de morale, d’équité, tout le toutim, ou bien doivent-ils allégeance à la lignée royale parse, celle qu’Andragoras a trahie ?
Finalement, l’entourage d’Arslân semble se rallier à cette idée avancée par Narsus : « Légitime ou pas, quelle importance ! (…) Même un étranger à la famille royale peut faire un shah parfaitement convenable pour peu qu’il pratique une bonne politique et ait le soutien de son peuple. » Point de vue rationnel… et assez rafraîchissant, au fond, quand on considère l’obsession de la « fidélité à la lignée », simplement parce qu’elle est le fondement conçu comme inébranlable du système politique, qui caractérise une bonne partie de la fantasy (par exemple, l’antique lignée des rois du Gondor à laquelle appartient Aragorn suffit à octroyer sa légitimité à ce dernier).
C’est, du reste, un autre aspect intéressant du roman que cet éloge de la rationalité. Un joli passage tord ainsi le cou aux (si pratiques) prophéties auxquelles tant d’auteurs du genre ne cessent de faire appel : « Une prophétie ne trouve à se réaliser que dans deux cas : [D’abord] quand quelqu’un a découvert l’un des principes qui gouvernent le monde naturel. Une fois ce fait connu et répandu partout, persévérer à parler de prophétie relève dès lors de la simple bêtise. (…) L’autre cas se produit lorsque celui qui croit dur comme fer à cette prophétie passe à l’action pour la réaliser ».
Dans un registre proche, le souci d’ « historisation » du récit, qui à mon sens justifie pour une fois l’emploi du mot « chroniques » dans le titre (terme d’ordinaire fort galvaudé en fantasy), est sensible dans la technique narrative employée : si, en effet, le point de vue saute d’un personnage à l’autre en cours de chapitre – avec une focalisation interne, donc, et plutôt bien maîtrisée –, le narrateur devient omniscient lorsqu’il prend du recul, en une espèce de zoom arrière fréquemment situé en fin de chapitre (ou de sous-section de ce chapitre). Cela a pour effet de donner un point de vue plus général et objectif, imitant assez convenablement celui de l’historien. Et ce qui, amené autrement, aurait pu créer trop de distanciation, investit au contraire le récit d’une dimension réaliste, insérant tel ou tel événement dans une trame plus large, contribuant à lui donne du sens « historique ».
Eh, minute… Je ne veux pas non plus faire preuve d’un enthousiasme démesuré en rendant compte de ma lecture. On finit par se fatiguer des scènes de bataille et des innombrables combats et duels d’où les héros sortent sans même une couronne au genou… Le décor n’est souvent brossé qu’à grands traits, sans trop d’attention apportée à cet « exotisme » (au sens que lui donne Segalen) qui est, je le redis ici, un de mes critères majeurs d’évaluation lorsque je lis un récit SFFF.
Et puis, on est quand même loin d’un roman de Guy Gavriel Kay, auteur évoqué plus haut : on n’a pas ici cette rencontre étourdissante entre la puissance brute du mythe et la finesse dans l’analyse psychologique des personnages. Ces derniers ne sont guère campés avec originalité. Cela, qu’il s’agisse de Ghîb, le poète escroc, toujours le bon mot à la bouche, mais finalement opiniâtrement dévoué à Arslân. De Faranghîs la prêtresse, laquelle est aussi une guerrière farouche ainsi, hé, hé, qu’une femme splendide. Du gouverneur Hodeyr, petit gros fort volubile (nan ? je réclame un copyright !), ce qui le désigne aussitôt comme un traître… trop loquace pour être honnête, quoi. Ou de la femme fatale, Tahaminé – dans ce roman, chaque fois ou presque qu’un type la regarde, il tombe amoureux fou d’elle.
Sans oublier Hilmes, l’héritier « légitime » du trône parse, qui a fricoté avec l’ennemi pour tenter de reprendre le pouvoir. Certes, le personnage est plus complexe que les autres. Mais, et j’en suis désolé, le fait qu’il soit souvent mentionné comme « l’homme au masque d’argent » n’a pu m’empêcher de penser à l’ennemi traditionnel de Fantômette…
En outre, la finesse n’est pas toujours au rendez-vous. Je n’ai rien contre un peu d’anticléricalisme bien senti, mais, à lire ces passages dans lesquels le narrateur nous montre des fanatiques religieux se livrer à des tortures évoquant les meilleurs moments de l’Inquisition, ou bien interprétant leurs Écritures dans un sens qui justifie pleinement la guerre, je me suis presque cru dans Rahan ou Dr Justice, ces récits progressistes dont étaient emplies, du temps de mon adolescence heureuse, les pages de Pif Gadget…
Dernier point qui m’a personnellement irrité : le goût prononcé de l’auteur pour l’onomastique à chapeau (à savoir un besoin irrépressible de placer des accents circonflexes sur la moindre syllabe disponible). Peut-être est-ce dû à la traduction précise du japonais (ou alors, va savoir, ce sont les termes perses qui l’impliquaient), mais, d’Arslân à Ghîb ou Dariûn, en passant par les dîmar (prison), marzbâhn (général) ou gardân (sorciers tueurs qui rôdent dans le sol, belle idée, soit dit au passage), les pays de Sindôra ou de Badakshân, les dénommés Garshâsq, Pûlhad, Shapûr ou Ghisqâr – et j’en passe ! –, il y a de quoi risquer une véritable indigestion… Nôn ?
Pour conclure : un récit foisonnant, de la baston en veux-tu en voilà, un réel souffle historique, des personnages un peu caricaturaux… et un roman qui se laisse très agréablement lire. Bon nombre de points ayant été laissés en suspens, je me laisserai volontiers emporter par le tome 2 lorsqu’il sortira.
Ah oui, en guise de post-scriptum, bravo à l’éditeur, pour avoir réuni les deux premiers tomes de l’édition japonaise (Ôto Enjô + Ôji Futari) en un seul pour la version française. Le mouvement inverse (fractionner un gros opus sorti à l’étranger en plusieurs volumes dans sa traduction chez nous) étant hélas beaucoup plus courant…
Éditions Calmann-Lévy, collection « Kaze »
355 pages – 17 €
ISBN : 978-2-7021-3909-7