« Pêcheur de la mer Intérieure » d’Ursula K. Le Guin
Ce recueil de nouvelles, qui se place avant L’anniversaire du monde, se compose des textes suivants :
Première rencontre avec les Gorgonides : un homme d’affaires blanc outrecuidant agace ceux qu’il prend pour des « indigènes » une fois de trop.
Le sommeil de Newton : la Terre devenant de plus en plus difficile à vivre, un groupe de WASP riches émigrent dans la station spatiale States. Mais ont-ils vraiment quitté la Terre ? Est-il possible de la quitter ?
L’ascension de la face Nord : impossible de parler de ce texte relatant une tentative de prouesse d’escalade sans le déflorer totalement.
La première pierre : de la première pierre de réfection d’une terrasse, qui s’avère être colorée, à la première pierre lancée dans la fenêtre du chanoine, les prémices d’une révolution.
Le Kerastion : un sculpteur dont les œuvres ne peuvent être qu’éphémères enfreint la loi, et se tue quand ses sculptures transgressives sont détruites.
L’Histoire des Shobies : nommés ainsi d’après le vaisseau expérimental Shoby, premier vol habité équipé du churten, l’équipage vient de différentes planètes de l’Ekumen.
La danse de Ganam : doué et peut-être plus charismatique qu’il n’est tolérable de l’être pour son propre bien, Dalzul ne peut interpréter que d’une façon l’accueil des indigènes de Ganam.
Pêcheur de la mer Intérieure est le nom donné à l’histoire préférée de Hideo enfant, celle d’un pêcheur tombé amoureux de la fille du Roi des Mers, et qui la suit dans son royaume, avec les mêmes conséquences que pour Semlé, par exemple. Cette nouvelle, qui se déroule principalement sur la planète O, permet à Le Guin de revenir sur les curieuses coutumes matrimoniales qui y sont en vigueur.
On pourrait répartir ces textes en trois groupes : d’une part, les textes simplement drôles, comme Première rencontre avec les Gorgonides et L’Ascension de la face Nord.
D’autre part ceux qui fréquentent à nouveau des problématiques auxquelles Le Guin a habitué ses lecteurs, tels que Le sommeil de Newton (le lien intime, corporel, entre la planète et ses habitants), La première pierre (la société rigidement hiérarchisée, et un individu des « classes inférieures » prenant conscience de ses particularités) et Le Kerastion (le deuil, le poids des traditions sur l’artiste, et la façon dont il ne peut que les transgresser, quoi qu’il doive lui en coûter), qui évoque un peu, de loin, La question de Seggri (in L’anniversaire du monde) et, surtout, Les Dépossédés.
Enfin les nouvelles du churten, les trois dernières du recueil et les seules qui se déroulent dans l’espace « ékuménique ». En développant la « théorie du churten », équivalent pour les êtres pensants de ce qu’est l’ansible pour les communications, et donnant donc accès à la transilience, soit la translocation instantanée « en un rien de temps », l’auteure nous donne à réfléchir sur l’expérience et son vécu. Ce qui y est particulièrement intéressant, à mon sens, c’est qu’elle prend le contre-pied de la position communément adoptée de nos jours, qui est que l’expérience compte moins que le vécu de l’être qui la fait. Avec le churten, il ne se passe rien que les humains soient capables de sentir, et ils ont de ce fait même du mal à percevoir les conséquences… « puisqu’il ne s’est rien passé ». Et pourtant, il s’est clairement passé quelque chose, puisque l’harmonie est rompue (La danse de Ganam) et ne peut être re-découverte que par la re-création par le mot, l’Histoire commune constituée des histoires individuelles, de ce qu’il est advenu (L’Histoire des Shobies). Quant à Pêcheur de la mer Intérieure, elle ouvre sur l’idée que le churten envoie l’humain là où le porte le souhait véritable de son cœur. D’une certaine façon, toutes ces caractéristiques renvoient à la magie, et donc au genre de la fantasy, sauf qu’il s’agit d’une théorie hautement physique (du moins la physique largement « méta-physique » des Cétiens, ainsi que les humains désignent les habitants d’Urras et Anarres, planètes où se déroule Les Dépossédés), et que chaque nouvelle tourne autour des expériences qui sont faites pour utiliser cette théorie.
Impossible de terminer cette chronique sans dire un mot de l’excellente préface de l’auteure, qui parle de la Science-Fiction en général, avec tout l’amour qu’elle porte à ce genre, qu’elle-même illustre depuis tant d’années, et des nouvelles mêmes de ce recueil.
Éditions Souffle du rêve 2010
278 pages – 19 €
ISBN : 9782918056072