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« Eternity Express » de Jean-Michel Truong

Jean-Michel Truong poursuit son chemin, en marge des étiquettes ou des genres. Malgré un éditeur généraliste et une collection plus ouverte aux thrillers ou aux polars, son troisième roman peut être classé, comme les deux premiers, dans la science-fiction. Et pour la troisième fois, après « Reproduction interdite » en 1999 et « Le successeur de Pierre » en 2001, il s’agit de son créneau d’expression favori : la dénonciation explicite, via l’extrapolation à court terme, de dysfonctionnements ou de travers de notre société par le biais d’un scénario de politique fiction qui grossit le trait, souvent jusqu’à la caricature.
Le sujet de ce roman est cruellement actuel puisqu’il traite de « l’avenir » (?) du troisième âge dans la société occidentale. Truong y envisage l’externalisation ou délocalisation vers le privé d’un service devenu crucial et encombrant à la fois : l’accueil et l’aide médicale aux anciens. Cela concerne la population issue du baby boom des années 45 à 80, subitement désargentée par de mauvais investissements (en particulier les suites d’un certain Mardi noir, écroulement brutal des bulles capitalistes, joint venture, fonds de pension, ou autres supports de l’argent virtuel, qui aurait creusé subitement le déséquilibre entre les besoins grandissants de soins de cette population fragile et leur solvabilité financière, remise à zéro par ce coup du sort).
Jonathan Bronstein est un chirurgien à la retraite, lui-même précurseur de la formule Eternity Rush, car il avait monté un service de gériatrie axé, jusqu’à la fraude éhontée, sur la rentabilité à tout prix. Lucide et cynique (un peu comme l’auteur, donc, dont il est la voix), il a joué sur les deux tableaux au point qu’on se demande (dans un premier temps) comment ou pourquoi il s’est laissé embarquer sans résistance dans cette aventure, manifestement foireuse, d’un voyage sans retour vers un soi-disant paradis de la Chine du nord-est. Le final nous livrera le secret personnel de Jonathan, secret qui est, sans doute, le seul suspense du scénario…
Si « Reproduction interdite », extrapolation sur le clonage humain et son intérêt économique, adoptait un point de vue distancié mais original malgré tout dans sa forme (un assemblage chronologique d’articles de presse, mails, etc.), celui-ci semble lourdement démonstratif et sans finesse et fait avancer l’action par de longs pavés explicatifs (jusque dans ses dialogues) où disparaît l’émotion inhérente au récit romanesque, remplacée par un pamphlet agressif et rageur à l’enchaînement implacable. En général, tout l’art du romancier est qu’il vaut mieux suggérer que dire. Cela dit, « Eternity Express » est-il vraiment un roman… ?
Autre point commun avec « Reproduction interdite » : il est difficile, dans ces conditions, de s’attacher aux personnages et cela se lit, au mieux, comme un pamphlet politique extrêmement virulent (ce qui n’est déjà pas si mal, certes). Par ailleurs, on devine assez vite – avant d’avoir ouvert le livre ? où Truong veut en venir. Le titre du roman, le calcul de l’amortissement financier de cette délocalisation (effectué par Benoît, le seul passager lucide), les allusions implicites aux trains de la mort (la dégradation progressive des conditions de transport, les tombereaux de cadavres de la Global Waste rencontrés en chemin, l’arrivée dans une gare terminus avec ses grooms étrangers, silencieux ou sinon très peu naturels, à l’allure de soldats, l’allusion aux douches, etc.) tout cela ne laisse aucun doute au lecteur sur l’issue fatale de cette entreprise si peu caritative (du moins au premier degré).
Manque aussi, bizarrement, la dimension affective du lien entre les générations, totalement occultée ici, hormis la promesse (que l’on sait déjà purement théorique) d’aller rendre visite à papy et mamy dans leur nouvelle résidence, à l’autre bout du continent.
Lucide et cynique, dérangeant, efficace dans sa démonstration qui frappe là où ça fait mal (car nous sommes tous visés), mais mal conçu en tant que roman à suspense (ou roman tout court), « Eternity Express » est un livre-manifeste qui fait froid dans le dos, d’un auteur qui semble avoir pas mal de comptes à régler avec la société. S’il vise à la prise de conscience de cette équation démographique sans solutions (sur un plan économique), Truong a sans nul doute réussi : aucun lecteur ne pourra rester insensible à ce qui l’attend (peut-être… ?). En revanche, voilà un livre à ne pas mettre entre les mains de nos chers parents, ou grands-parents. Mais nous les aimons, bien sûr, et ils savent bien que tout cela est faux, que ce n’est qu’un roman. Peut-être…

Albin Michel, 2003

Biff

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