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"Habitus" de James Flint

« Habitus » est le premier roman d’un jeune auteur anglais bouillonnant (né en 1968…), qui a su récupérer l’ambiance de la fin du second millénaire, elle-même bouillonnante, pour en tirer un roman-fleuve étrange, parfois ancré dans le quotidien ou le social, et parfois – voire dans le même temps – surréaliste et totalement déjanté. Dans le même style inclassable, James Flint a publié en 2004 chez le même éditeur un recueil de nouvelles, « Douce apocalypse », dont l’un des textes est paru dans la revue « Galaxies » : « Rêves d’un futur parfait », une étrange variation plus allégorique que réaliste, mais douce-amère et cruelle, sur fond de génie génétique.
Peut-on parler d’imaginaire… voire de science-fiction ? Peu importe, sans doute pas. En tout cas ce roman foisonnant, émouvant, baroque, souvent excessif, jusque dans le langage, sans parler de son final (voir plus loin…), traverse les années 70 puis 80, années-phares de progrès à tout va : spatial, informatique, mathématiques probabilistes ou fractales, etc. Ce qui l’ancre dans la société et dans une science « en marche » évoquée, extrapolée, voire parfois distordue jusqu’au délire et aux portes du fantastique : Joël et ses chaussures-calculatrices aptes à défier le hasard des casinos, son ordinateur détraqué après avoir été « sodomisé », et qui arrose le monde entier de données statistiques via le NET, la fécondation incongrue, bicéphale, de la fille « mutante » de Jennifer et ses deux géniteurs, etc.
Au travers de trois vies qui se croisent, puis se quittent, celles de Judd le métis, de Joël le juif américain, et de Jennifer, la jeune orpheline anglaise, « Habitus » tisse sa toile au travers de progrès technologiques marquants qui le sont tout autant pour Joël, le surdoué asocial. C’est une histoire de notre temps, vue par les yeux, le corps, les sensations, les passions, les amours, mais aussi les souffrances et les dégoûts de ce trio d’enfants, adolescents, puis adultes, et ce jusqu’à leur fin. Tous trois ont été marqués, altérés, et plus ou moins rejetés, mis au rebut de cette époque impitoyable et en mutation constante, tant sur les plans social que technologique, où l’on est soit intégré (et productif), soit déchet. Flint y rajoute l’expérience sexuelle initiatique, celle des jeux de hasards et, plus inhabituel encore, une pincée de délires mystico-judéo-chrétiens, une allégorie déjantée de l’Holocauste prenant ici des proportions mythiques, que Joël avale telles des données codées et signifiantes d’un grand jeu de piste mystique. Sans oublier le point de vue surréaliste de Laïka, la chienne de l’espace, survivante malgré tout, selon Flint, qui prête à ce roman habité une sorte de voix-off, celle d’un d’observateur extérieur du monde en marche, lors d’interludes récurrents.
Malgré une écriture ponctuée d’excès assumés (descriptions surchargées, ou quasi oniriques), l’on vit intensément avec ces trois héros, ou plutôt ces losers. Ces trois points de vue croisés confèrent au roman un rôle annexe – à moins qu’il soit essentiel ? – de témoignage sur ces années folles de la Science en marche. Hélas, dans un final apocalyptique et déliquescent, autant que très inattendu, mais que l’on ne livrera pas, Flint explose les « conventions » et les limites de la SF ? voire du fantastique, carrément ! ? pour aborder le champ du surréalisme symbolique et allégorique, du « tout est permis » quant au scénario. L’auteur semble éprouver le même plaisir jubilatoire à autodétruire son scénario – et ses personnages – qu’il en avait pris à le construire et à les faire vivre, tout au long de ces sept cents pages…
En résumé, beaucoup de plaisir de lecture, et des pages d’émotion authentique, malgré les excès et l’absence de vraisemblance formelle de certaines situations.

— Biff

Éditions : Au Diable Vauvert, juillet 2002 (inédit, traduit par Claro d’après « Habitus », James Flint, 1998).
ISBN : 2-84626-038-9 – Prix : 17,5 euros – illustrateur : n.c.

Cibylline

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