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"La fontaine pétrifiante " de Christopher Priest

Christopher Priest est bien connu des lecteurs de SF ou, plus exactement, le concernant, des fans d’imaginaire au sens très large et débridé du terme. À ce titre, son premier roman si surprenant et intemporel, « Le monde inverti » (1976), a été considéré comme un pur chef d’œuvre de la SF, aussi atypique soit-il, et hors des champs balisés de la SF (space-opera, etc.). « Le prestige », plus récent, en est un autre, tout aussi inclassable.
« La fontaine pétrifiante », autre roman de la première période de Priest, est paru en 1981 en anglais, il est associé au cycle de l’Archipel (une nouvelle, associée à ce même cycle a été publiée en anthologie chez Flammarion). Introspectif jusqu’au malaise (celui du narrateur), il constitue un pendant intéressant au « monde inverti » avec lequel il partage les mêmes nuances et références de décor, exotiques, vaguement méditerranéennes (« on dirait le sud »… ) et sans doute grecques, ici (les Cyclades, en référence à l’archipel ?). À noter l’excellent titre français – une fois n’est pas coutume, chez les traducteurs, de faire presque « mieux » que l’auteur en ce domaine.
Le héros, Robert Sinclair, perd son appartement, son travail, sa petite amie et tous ses repères sociaux. Seul dans une maison isolée prêtée par un ami, il décide d’entamer une auto-thérapie par l’écriture, bien moins des événements « nus » et réels de sa vie que de leur signification profonde et symbolique ; une sorte d’allégorie où les lieux, les personnages, le contexte et les faits par eux-mêmes sont transposés ou conceptualisés. Le récit alterne entre réalité et fiction et bascule dans une dualité en effets-miroirs interférant sur la réalité présumée (prouvant, s’il en était encore besoin, que l’écriture d’un livre agit sur l’écrivain…). Priest brouille les pistes par un roman dans le roman (le narrateur, comme son héros, écrit, tous deux souscrivant au même exercice d’écriture/thérapie), d’où une interpénétration du manuscrit dans le manuscrit, et du réel dans l’imaginaire : on y lit donc l’histoire d’un manuscrit qui s’écrit… ou est-ce l’inverse ; est-ce la vie réelle qui se déroule, dans laquelle coexiste un manuscrit en devenir ?
Bref c’est, d’une certaine façon, un exercice de style pétri de symboles à double lecture (immortalité, chance, sens de la vie et de sa fragilité, isolement social et absence d’écoute de l’autre malgré l’amour, etc.). De façon incontestable, c’est donc là du Priest, tellement introspectif et proche du réel, simultanément, que l’on « s’y croirait » et que l’on en oublie la dimension fantastique du roman pour s’intéresser, avant tout, à Peter Sinclair, l’être humain torturé.
Le récit est certes un peu lent, comporte peu « d’action » au sens romanesque et rythmique du mot. Quant au procédé littéraire bien connu de basculement/digression d’une réalité à une autre (le manuscrit, ici) lors d’un nouveau chapitre, cela pourra agacer le lecteur (notamment la première digression/lecture, bien longue !), par l’insupportable (!) mise entre parenthèses du récit « principal » au profit d’un autre, entremêlé. Comme dans tout scénario paradoxal, le final en pied-de-nez éclate le dilemme savamment instillé, le détruit… et déçoit donc un peu, à l’instar de ces histoires de voyage dans le temps qui ne peuvent, logiquement, matériellement, retomber sur leurs pieds et « bien finir » pour tout le monde. Écartelé entre son amie Gracia et son alter ego imaginaire Seri (ou est-ce l’inverse ?), Peter devra choisir – ou ne le pourra pas – enfermé qu’il est dans un labyrinthe mental qu’il a bâti de toutes pièces, via le manuscrit-miroir qui guide son parcours et ses pensées. Manuscrit qui, lui-même, n’existe peut-être même pas, tout compte fait ?
« La fontaine pétrifiante » s’avère donc un exercice de style brillant, d’un auteur majeur, une mise en abyme de l’influence de l’acte l’écrire sur l’écrivain et sur sa vie, de la thématique troublante de ces deux réalités (parallèles, voire divergentes) qu’elle tisse et entremêle dans la même vie. Une œuvre majeure, bien plus philosophique cependant que directement référée à l’imaginaire. À ce titre, elle décevra peut-être les fans absolus d’action ou de frisson SF ou leur demandera un effort de lecture nouveau : celui d’entrer dans le mental d’un être humain, de ses attentes, de ses obsessions, de ses craintes et ses délires…
Biff

Gallimard/Folio SF mars 2003, traduit par Jacques Chambon, d’après : « The affirmation, 1981
ISBN : 2.07.042351.4 – Prix : catégorie F8 – illustrateur : non mentionné

Cibylline

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