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"La Séparation" de Christopher Priest

Deux frères jumeaux qu’à part leur apparence, tout divise ; deux réalités qui partagent les mêmes acteurs mais qui deviennent antinomiques ; deux genres divergents – la science-fiction et le roman historique – qui tentent de devenir homogènes sous la plume de Priest : la séparation annoncée par le titre peut être vue à plusieurs niveaux. Et il y a cette date, le 10 mai 1941, point d?impact autour duquel dérivent les fragments de cette histoire bipolaire.

Christopher Priest nous revient avec un roman imposant, technique, documenté, empruntant aux vertiges schizoïdes de Philip K. Dick, aux rêveries lucides de James G. Ballard et à la fiction historique la plus pointue. À partir de telles prémices et lorsqu’on sait que l’ouvrage a reçu le British Science Fiction Award et le Arthur C. Clarke Award, on peut légitimement se frotter les mains d’avoir un tel livre en sa possession. Malheureusement la qualité d’un livre ne connaît pas la logique d’une simple addition mathématique et celui de Priest ne déroge pas à cette règle.
L’histoire qui nous est contée, habilement déconstruite en un puzzle de points de vue et un brouillage permanent de la chronologie, est avant tout celle de ces jumeaux anglais – l’un officier dans la Royal Air Force, l’autre objecteur de conscience – qui, chacun à leur manière, vont exercer une influence sur le cours de la guerre. Comme dans son précédent roman, « Le Prestige », Priest instrumentalise la thématique de la gémellité mais cette fois sous l’angle de deux esprits pour un même corps et non plus un seul esprit dans deux corps. Ici, les frères sont surtout le symbole du libre arbitre et des modifications que nos actions et nos décisions ont en retour sur notre comportement et notre façon d’être. Deux frères comme autant d’alternatives, donc. Les choix de l?un conduiront les événements à suivre l’Histoire telle que nous la connaissons tandis que la détermination de l’autre mènera les agents du conflit à opter pour la solution pacifique. L’évocation de cette réalité uchronique où la guerre avec l’Angleterre n’aura duré qu’un an, avec Hitler destitué par son peuple, l’Europe épargnée par le communisme et devenue première puissance mondiale au détriment d’une Amérique affaiblie par ses luttes intestines et ses velléités réactionnaires, est d?ailleurs le seul élément science-fictif du roman et aurait mérité un plus long développement. Mais, depuis que Christopher Priest a mis de la littérature mainstream dans sa science-fiction (initiative qui lui a valu reconnaissance et récompenses à foison), force est de constater qu’il se concentre davantage sur l’originalité de la forme que sur l’audace du fond.
Nous obtenons ainsi un récit au schéma narratif savamment alambiqué qui tiendra le lecteur en haleine pendant la première moitié du roman. La suite est plus laborieuse, d’une part parce que l’histoire du deuxième héros est moins épique et contée de manière plus formelle et, d’autre part, parce qu’elle tire tellement en longueur que l’auteur précipite sa conclusion et ne respecte pas les ambitions affichées au début du livre (les témoignages de plusieurs personnalités présentés dans le premier chapitre ne seront ainsi pas du tout traités ; à croire qu’il n’y a pas eu de correction rétroactive). Comme à son habitude (« Le Monde Inverti » excepté), l’auteur rate sa fin, pour ne pas dire qu’il la sabote, et c’est avec un peu de frustration que l?on referme son livre. Dommage car les deux premières parties sont passionnantes et laissaient augurer le meilleur. Mais que cela ne vous empêche pas de jeter un oeil sur ce livre innovant qui, malgré la prise de risque qu’il constitue, tire globalement son épingle du jeu grâce au talent de Christopher Priest.

— M. Fontayne

Traduit de l?anglais par Michelle Charrier
Éditions Denoël
ISBN : 2.207.25577.8 – 455 pages
23 €

Cibylline

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