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"Le dernier de son espèce" d’Andreas Eschbach

Ah, les séries télé de notre enfance ! Tiens, vous vous rappelez Steve Austen, « l’homme qui valait 3 milliards » (ou 6 millions de $ dans la version originale) ? Sa force et sa vitesse surhumaines, son œil « bionique », les ralentis évocateurs (censés nous montrer ses accélérations !), la bande-son à base de bruits de ressorts à boudin remixés ? Oui, hein. Maintenant, imaginez-le à la retraite, le cyborg. Imaginez-le qui se détraque peu à peu, qui parfois se réveille coincé, ou aveugle, ou les deux, parce que la mécanique, là-dedans, ne vieillit pas trop bien…

C’est ce qui arrive au personnage principal du dernier roman traduit d’Andreas Eschbach, auteur de SF teutonne qui a le vent en poupe, et dont Des milliards de tapis de cheveux, Jésus Vidéo, Station Solaire ou encore Kwest ont montré le talent, le sens du suspense… et la capacité de se renouveler.
L’argument du récit est que Ronald Reagan, dans les années quatre-vingt, non content de lancer l’IDS (la fameuse « Guerre des Étoiles »), a également été convaincu par des scientifiques et des auteurs de SF (!) d’engager des fonds considérables dans un programme secret, « Steel Man », visant à transformer des Marines en surhommes, au prix d’innombrables et douloureuses interventions chirurgicales. Mais les surhommes n’étaient pas tout à fait au point. À cause « d’erreurs système générales » et autres accidents tragiques qui ont fait douter les militaires de la fiabilité du projet, le groupe auquel appartenait Duane Fitzgerald, le héros de ce récit, n’a jamais connu les conditions réelles de combat. Les hommes-machines ont été mis en retraite anticipée, le commando dissout (avec interdiction à ses membres de se revoir), et Duane a gagné les terres de ses ancêtres, un bled d’Irlande où depuis dix ans il mène, incognito bien sûr, une drôle d’existence faite d’errances sur la lande et… d’errances sur la lande. Assorties d’un peu de lecture.
Pourquoi une vie si morne ? Parce qu’en devenant plus qu’un homme, il est aussi devenu moins. Les plaisirs de la chair lui sont dorénavant refusés, à lui qui est secrètement amoureux d’une employée de l’hôtel local. Quant aux plaisirs de la chère (ou de la boisson), pas mieux. Vu qu’on lui a ôté la plus grande partie de son système digestif pour caser dans son abdomen toute une machinerie (y compris une pile nucléaire dont l’étanchéité l’inquiète fort), il est contraint d’ingurgiter une espèce de bouillie prédigérée, à très faible durée de conservation, ce qui le rend dépendant des colis qu’il va chercher tous les deux jours à la poste restante… Quoique de l’autre côté de l’Atlantique, Oncle Sam tient son surhomme bien en laisse.
Duane pourrait déprimer ferme. Mais il se l’interdit : il lit et relit Sénèque, s’imprègne de stoïcisme, et cherche s’il n’y a pas quelque chose à comprendre, au-delà de l’absurdité de son destin.
Et puis, un jour, de drôles d’événements se produisent. Un Asiatique interroge les villageois, se fait bientôt zigouiller, la police commence à s’intéresser à Duane, ce curieux retraité – pire, les colis dont il dépend pour sa survie n’arrivent plus. Le narrateur nous entraîne alors dans un thriller aux nombreuses péripéties, mais qui refusera jusqu’au bout les faciles effets spectaculaires, pour se concentrer plutôt sur les nuances psychologiques, analysant en finesse l’état d’esprit du personnage au cours des épreuves qu’il traverse.
Une narration au « je », justifiée par une jolie trouvaille finale, un éclatement maîtrisé de la chronologie, par l’insertion récurrente d’une sorte de « journal intérieur » sous forme de fréquents retours en arrière, éclatement qui redouble cette impression qu’a le personnage de partir à vau-l’eau, tout comme les références constantes à la vie et à l’œuvre de Sénèque, confèrent force et émotion à l’histoire de ce surhomme raté à qui la raison d’État a inutilement volé le droit d’être un humain, et qui, à la fin, trouvera un sens à sa vie. Lequel ? Je ne vais quand même pas tout vous dire.

— P’tit Mot Terré

Éditions L’Atalante
ISBN : 2-84172-325-9
292 pages

Cibylline

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