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« Le Ministère du Futur » de Kim Stanley Robinson

Kim Stanley Robinson nous a habitués depuis ses débuts à des romans ambitieux, où les leçons sur les futurs possibles (mais pas forcément souhaitables), souvent sur Terre — mais aussi sur Mars dans sa trilogie martienne — dépassent de loin le romanesque pour dresser des tableaux crédibles de notre avenir.
Si le dernier en date est dans la même veine, il pousse encore bien plus loin le sens de l’utile et du nécessaire en termes de leçons, disons de prospective réaliste (et assez sombre) sur nos prochaines décennies sur Terre, selon les options que prendront les décideurs pour nous sauver d’un désastre écologique global et « piéger le carbone ». Idée centrale ici, qui gouverne tout le scénario et lui sert de fil conducteur.
Plus loin aussi parce que cette fois, l’auteur s’éloigne de la forme du roman, qu’il avait à peu près préservée dans ses romans précédents, pour exposer de façon brute, et parfois aride, les futurs événements, décisions, avec leurs conséquences et aléas, qui agiteront notre planète durant les trente prochaines années.
De ce fait, son récit choral (par la voix de nombre d’anonymes, et même d’entités non humaines !) est souvent désincarné et très distancié, ce qui décevra sans doute les amateurs de thrillers d’action.
Par chance, l’auteur y a quand même introduit deux « humains » que l’on retrouvera au fil des chapitres, conférant un peu d’humanité à son récit digne d’un essai de prospective multifactorielle.
Bien que conservant toujours une vision plutôt occidentale, et même américaine, dans ses développements, Robinson y dissémine malgré tout des personnages et événements moyen-orientaux ou asiatiques, avant tout indiens, tel le terrifiant (et prophétique ?) chapitre d’ouverture sur une canicule mortelle en Inde, conférant à son ouvrage une coloration plus mondialiste.
Ce d’autant plus que la Suisse, Zurich en particulier, siège de ce « Ministère du Futur » créé sous l’égide des Nations Unies, est le lieu et le point de vue d’observation privilégié de tous ces événements, par les yeux de la sage Irlandaise Mary Murphy, sa présidente.
Par contraste, Frank May, le second protagoniste, dont on partage la vie et les idées, offre un point de vue plus proche du peuple et avant tout des victimes, lui-même ayant vécu la canicule indienne et n’en étant pas sorti indemne, traumatisé à vie, au point de penser un temps verser dans l’écoterrorisme, avant d’être arrêté par les autorités suisses et d’adopter une autre voie que la violence.
D’autres que lui, cependant, ne s’en priveront pas et à ce titre, le manifeste géopolitique de Robinson devient parfois ambigu, lorsqu’il semble légitimer la violence la plus radicale, jusqu’à des exécutions ciblées afin de « forcer » la prise de conscience des populations et, avant tout, celle de ses élites les plus fortunées, vers un monde moins carboné.
Ces allusions, quoique discrètes et à caractère toujours officieux, y compris à Mary Murphy (dont « la main droite resterait ignorante de ce que fait la gauche ») laisseront parfois au lecteur une impression de malaise, comme si l’auteur admettait à demi-mot ces débordements écoterroristes, et les jugeait même indispensables pour atteindre les buts que s’impose la planète ; à savoir se sauver par tous les moyens, y compris les pires ou les plus illégaux.
Dans un « vrai » roman de pure fiction proche du thriller, cela choquerait sans doute moins que de les suggérer ainsi à titre de solutions, l’air de ne pas y toucher, dans ce qui ressemble si fort à un essai exposant les idées de l’auteur.
Son ouvrage devient alors, d’une façon, une apologie de la « violence nécessaire », lorsque les buts sont nobles. Malgré cette limite, que le lecteur jugera selon son éthique (ou ses convictions), l’ouvrage (roman, ou essai ? là aussi, chacun se fera son idée) expose quantité de pistes, nouvelles ou non.
Et leur réunion dans cet ouvrage hybride en fait une sorte d’état de l’art des moyens, souhaitables ou non, qui sont ou seront bientôt à notre disposition pour sauver la planète Terre et tous ceux qui y vivent… à la condition expresse qu’ils en respectent les nouvelles règles, aussi sévères soient-elles.

2023
Bragelonne, 548 pages, 25 €
traduit par Claude Mamier
édition originale en anglais/USA en 2020

Jean-Michel Calvez

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