Émilie Querbalec, autrice des Oubliés d’Ushtâr
Les Oubliés d’Ushtâr est un roman à la fois haletant et contemplatif, où la brutalité et la violence se déroulent dans des univers oniriques fascinants de beauté.
Envahie et martyrisée par les armées de clones ultraviolents envoyés par un régime misogyne et dominateur, la société de la planète Ushtâr tente de résister en sauvegardant le bijou vivant qui soutient toute sa civilisation, et les enfants destinés à le porter. Un space-opera très efficace suivant les pérégrinations de plusieurs personnages en prise avec une société guerrière particulièrement brutale.
L’autrice a bien voulu dévoiler aux Vagabonds quelques facettes de ce roman.
Un peu bateau, mais toujours passionnant ! D’où te vient cet univers romanesque (comment en es-tu venue à écrire ce roman ?), depuis quand écris-tu et pourquoi la SF ? Ici, une SF teintée de fantasy peut-être ?
D’où me vient cet univers romanesque ? Il y a huit ans, je n’avais que des images qui flottaient dans ma tête, avec en silhouette ces villes gigantesques flottant sur un océan lointain. Les personnages sont venus ensuite, d’abord la petite héroïne, puis ceux qui gravitaient autour. Tout cela restait très vague. J’avais tout de même une idée de plus en plus précise d’un autre personnage important de l’histoire, le Nadjam Joon One. Esthétiquement, il s’était déjà imposé à mon esprit – avec ses cheveux rouges, sa carrure… L’esthétique est d’ailleurs ce qui m’a guidée au début. Toutes ces images sont nées de l’influence des animés japonais. Mes deux Maîtres en la matière sont sans doute Miyazaki, avec Nausicaa de la vallée du vent, et Albator, de Leiji Matsumoto. L’influence de la littérature SF est venue plus tard, avec le visionnage d’abord, puis la lecture de Dune. Des œuvres que l’on pourrait décrire comme étant à la frontière de la SF et de la fantasy…
Le monde d’Albâr est hyper virilisé, du moins militarisé, et les femmes y sont des objets de chair. Celui d’Ushtâr est-il plus doux et enviable ? Qu’est-ce qui donnerait envie de le sauver ? Que peux-tu nous dire de cette société en apparence elle aussi inégalitaire ?
J’ai trouvé amusant de pousser à l’extrême la logique du patriarcat et de la misogynie. Les Albâriens se sont affranchis totalement du corps féminin pour se reproduire. Ils vouent une haine absolue à tout ce qui pourrait souiller l’animus, le principe mâle, avec l’anima, le principe femelle. Et comme c’est aussi une société très hiérarchisée, elle différencie les êtres selon leur origine gestationnelle. Les classes inférieures ou les clones sont issus d’utérus femelles. Les classes supérieures se sont libérées de cet avilissement. Les femmes évidemment sont totalement écartées de la sphère publique, elles n’ont aucune sorte d’existence sociale. On ne les vénère même pas en tant que mères. Ce sont des sous-humaines, pourvoyeuses de plaisir ou d’organes.
Quant à Ushtâr, c’est un monde en pleine décadence. Les sociétés ushtâriennes se sont construites sur deux grandes idées : une utopie égalitaire, et la préservation de leur Mémoire à travers une tradition religieuse élitiste. C’est une contradiction. L’utopie sociale voulait par exemple que les enfants d’Ushtâr soient séparés de leurs parents à la naissance pour être tous mis sur un pied d’égalité et bénéficier des mêmes chances, mais il y avait toujours l’exception des héritiers potentiels de la « Gemme de Vie ». Le garçon de l’histoire, Ilânn, est né d’un couple qui a refusé cette séparation. Il se retrouve ainsi à vivre d’expédients, dans les marges de cette belle Cité flottante qu’est Shan-Law. Il va servir de révélateur dans la trajectoire de l’héroïne. Ushtâr n’aurait jamais dû devenir ce qu’elle est devenue, c’est-à-dire une société avec des « oubliés ».
L’image des clones est troublante, entre le serviteur conscient et le robot impitoyable, peux-tu nous parler de ces êtres et du personnage qui les représente le mieux, Joon ?
Joon est un Nadjam, un soldat cloné et formaté, conçu pour obéir et tuer. Certains réflexes ont été renforcés chez lui, d’autres ont été atténués – il est, par exemple, totalement dépourvu d’empathie, c’est un vrai psychopathe. La genèse des Nadjam remonte à une nouvelle de science-fantasy, mêlant space-opera et magie, « La Reine de Zangalar », parue en 2014 chez Fantasy Éditions. En fait, le concept du clone m’a toujours fascinée. Il se rattache pour moi au fantasme de la gémellité, du double, et il questionne évidemment la question du soi et du non-soi. Sommes-nous des êtres de chair ou des êtres spirituels, comment se construit notre conscience, qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ? Joon va trouver ses propres réponses à ces questions.
Qu’est-ce que ces « êtres bijoux » qui accompagnent et soutiennent les habitants d’Ushtâr ? Et quelle est leur place dans cette civilisation ?
Il est difficile de répondre à cette question sans révéler certains dessous de l’histoire. Disons que la Gemme de Vie est la partie visible d’une infestation par un parasite alien. Pour survivre à l’extinction de son espèce, cet organisme vit en symbiose avec son hôte humain. Cela a un impact important sur le psychisme humain, et peut lui conférer certaines capacités extra-humaines. La société usthârienne s’est construite autour du culte de cet être venu d’ailleurs, ce qui n’est pas allé sans affrontements au cours de son histoire.
L’imaginaire et la multitude des personnages : qu’ils soient en mission ou en quête, en fuite aussi, les héros de l’imaginaire vont souvent par groupe, comment as-tu adapté cette règle du genre à ton roman et à tes personnages, et t’a-t-elle été difficile ou gênante ?
Elle ne m’a pas posé problème, en ce sens qu’elle s’est imposée toute seule. En fait, je croyais surtout emprunter au genre du thriller, qui peut utiliser l’alternance des points de vue pour faire monter le suspense. Ce sont des trajectoires qui se croisent, comme dans la vie… Parfois on fait un bout de chemin ensemble. Et l’on apprend, on se transforme au contact de l’autre.
Éditions Nats
18,00 € – (existe en e-book)
ISBN : 978-3-95858-170-8
e-ISBN : 978-3-95858-171-5