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"L’oiseau d’Amérique" de Walter Tevis

Imaginez un monde futur à bout de souffle, une Humanité en voie d’extinction, non pas du fait d’un cataclysme classique du genre chute de météorite, attaque d’aliens ou hiver nucléaire, mais juste par indolence, par manque de désir de vivre. Une Humanité tellement apathique qu’elle ne réalise même pas qu’elle est train de disparaître… Un concept à faire se dresser les cheveux sur les augustes crânes des partisans d’une tradition de SF progressiste et volontariste (il en existe). Pourtant cette Terre languissante que nous décrit Walter Tevis est non seulement plausible mais encore plus d’actualité aujourd’hui qu’à l’époque (1980) où elle a pris forme sur le papier. Car ces gens qui laissent les machines décider pour eux, qui n’ont pour but vital que la satisfaction immédiate de leurs pulsions, qui ne jurent que par l’indifférence à autrui, le consensus mou, la pensée unique et l’absence de conflit, qui aspirent à l’intimité et refusent le risque de l’interaction, qui n’ont d’horizon imaginatif que l’écran de leur holo-téléviseur et qui ne savent plus ce que le mot « livre » signifie, cette civilisation passive présente de troublantes accointances avec notre mode de vie occidental. Qu’on ne se méprenne cependant pas sur les intentions de l’auteur : cette vision lucide (d’aucuns diront : cynique) ne se veut pas une dénonciation aux accents moralisateurs. Sa plume légère et poétique ne s’y prête guère. Et les trois personnages principaux que sont Robert Spofforth, le mi-robot mi-dieu amer dont le plus cher souhait est de mourir, Paul Bentley, l’insignifiant professeur qui découvre la vie dans les livres et Mary Lou, la fugitive qui n’entend pas se soumettre à l’existence fade qu’on lui impose, sont manifestement trois avatars de sa propre personnalité torturée et auto-destructrice. C’est sans doute ce qui leur donne ce réalisme poignant qui, avec la classe discrète de la narration et l’espèce de mélancolie optimiste qui se dégage de l’ensemble, fonde la force de ce chef-d’œuvre. Car L’oiseau d’Amérique est un véritable bijou, un de ces rares classiques qui supporte la comparaison avec le « Meilleur des Mondes » d’Huxley, « Fahrenheit 451 » de Bradbury et « Des Fleurs pour Algernon » de Keyes. Un livre à recommander aux lecteurs occasionnels ou non amateurs de SF – et que tout fan d’anticipation se doit d’avoir lu – et que les bien-pensants s’empresseront de ranger sous l’étiquette « littérature mainstream ». Heureuse initiative de la part de Gallimard que de rééditer cet auteur aussi talentueux que peu prolifique – il n’a écrit que trois romans de SF et bien qu’il semble assez peu connu, deux de ces polars ont connu des adaptations cinématographiques à succès (« L’arnaqueur » et « la couleur de l’argent »). La préface d’André-François Ruaud, lumineuse et fort à propos, complète le tout à merveille.

— Michaël F.

Folio SF
Traduit par Michel Lederer
386 pages
ISBN : 2-07-030625-9

Cibylline

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