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« L’ultime alliance » de Pierre Billon

Né en Suisse, puis émigré au Québec, auteur de deux romans, traducteur (de science-fiction), journaliste, enseignant, scénariste, Pierre Billon est assez peu connu en France, semble-t-il. Son premier roman, « L’enfant du cinquième Nord », aux limites de la SF, a tout de même obtenu, en 1983, le grand prix de la science-fiction française.
Son second roman, « L’ultime alliance », est lui aussi relativement atypique, voire « hors du temps ». Sa thématique autorise à le classer dans les littératures de l’imaginaire (science-fiction) ; mais son ouverture, son climat intemporel, le ton et le style résolument littéraires (au sens noble du terme) transcendent de loin toute classification par trop réductrice. De là à dire que le thème de ce gros roman de 700 pages n’est qu’un aspect secondaire de son intérêt ? En tout cas, c’est loin d’être son seul atout et l’on accède au plaisir de lecture d’un « classique » de la littérature par sa puissance évocatrice et la profondeur de ses réflexions, son style brillant (voire précieux ?) et sa galerie de personnages attachants, empreints (quel que soit leur âge…) d’un humanisme et d’une philosophie de l’existence originaux, qui séduisent par leurs excès, au moins autant que par leurs passions.
Un groupe de personnes est réuni, quasiment en huis clos, au Berghof, un ancien sanatorium isolé dans la montagne suisse, reconverti en centre de recherches sur l’intelligence humaine. Le centre est sous l’autorité scientifique (et morale) du professeur Jorge d’Aquino, forte personnalité aux théories hardies sur la psychosynergie (synergie mentale entre les deux hémisphères du cerveau). Reclus, prétendument indifférent à la vie sociale du groupe qui le côtoie au Berghof et au reste du monde, on ne le consulte que sur rendez-vous et son aura est celle d’un gourou aux oracles imprévisibles, quasiment d’un Dieu, avec lequel il partage d’ailleurs une forme de trinité psychique, dans un même corps (sa femme et son fils décédés de longue date).
Jacques Carpentier, fils d’un professeur en neurologie, rejoint avec son jeune frère le Berghof où il avait déjà vécu enfant, douze ans plus tôt, auprès de son père. Venu chercher la vérité sur l’accident de son père handicapé par une attaque mentale et la nature de ses liens d’alors avec d’Aquino, il y retrouve le professeur et sa collaboratrice principale, mais découvre aussi un microcosme de personnalités inhabituelles et attachantes, souvent excessives voire un peu « dérangées », où rien ni personne n’est ce qu’il paraît. En effet, les prétendus patients du centre y sont en même temps plus ou moins des collaborateurs, invités au Berghof par la mystérieuse fondation Delphi, et chacun participe à sa façon aux réflexions et aux recherches sur les faces cachées de l’intelligence humaine, à la fois observateur et sujet d’observation. Parmi ceux-ci : un cosmonaute russe privé de rêves par un accident orbital, un gorille servant de cobaye, une aveugle qui « voit » ce que les voyants ne peuvent voir, un homme à la mémoire absolue, etc. Et avant tout, Katja van Katwijk, mystérieuse jeune fille masquée, surdouée à la puissance de raisonnement fabuleuse. D’emblée, celle-ci s’avère éperdument et définitivement amoureuse de Jacques, dont elle semblait attendre la venue comme celle d’un messie.
En même temps que Jacques est arrivé au Berghof un prix Nobel de médecine suédois, venu soumettre à d’Aquino un souci relatif à une expérimentation relative à un nouveau mode de contrôle des naissances. Katja soulèvera dans l’analyse du prix Nobel une faute majeure de raisonnement ouvrant à une révélation fracassante sur l’avenir de l’humanité ; celle-ci serait, semble-t-il, devenue incapable de procréer et sa fin pourrait survenir sans fracas ni explosion nucléaire initiale, mais à très court terme, en l’espace de moins d’une génération.
S’entremêlent l’histoire d’amour tumultueuse de Jacques avec la bouillonnante Katja et la prise de conscience de tout le groupe qu’ils ont un rôle de premier plan à jouer, afin de trouver une issue à la menace qu’eux-mêmes ont mise en évidence par leur réflexion isolée. L’issue serait à rechercher autour de Sedna, conscience collective de l’humanité, à laquelle on accède par le rêve mais dont le dérèglement serait à l’origine de la catastrophe pressentie, une fin brutale du règne de l’homme sur terre. Au fil des réflexions et des confrontations entre les protagonistes, chacun découvrira sa propre vérité alors que, par ailleurs, chaque parcelle de celle-ci participe à sa façon à la compréhension de l’énigme d’une humanité menacée de mort… à moins que puisse être conclue à temps l’Ultime Alliance avec Sedna ?
Le lien avec la science-fiction est tout entier inclus dans cette conjecture d’ordre scientifique d’une fin brutale de la capacité de procréation, ainsi que dans son lien éventuel avec Sedna, la mystérieuse conscience collective nourrie par le subconscient de l’humanité entière depuis ses origines, ce qui l’élève au rang d’un mythe puissant. À noter aussi, de façon beaucoup plus anecdotique, le cas de l’astronaute en convalescence, sorte de « clin d’œil en passant » de Billon à une science-fiction plus conventionnelle.
Intemporel par le cadre du Berghof, lieu préservé et comme protégé du monde, à l’abri dans les montagnes suisses, le roman l’est aussi par sa galerie de personnages baroques au comportement insolite, imprévisible et souvent excentrique, mais toujours riche de sens et jamais innocent. Avec ses qualités, ses excès et ses travers, cette humanité en réduction se réduisant pour l’essentiel à une douzaine de personnages principaux, réfléchit en lieu et en circuit fermés sur l’avenir de l’humanité ; mieux encore, ils semblent ici en détenir les clés, et chacun de leurs débats passionnés peut faire pencher la balance, entre survie et déchéance.
« L’ultime alliance » semblera parfois un peu bavard ou mondain, du fait de l’ambiance et des discussions de salon qui prévalent au Berghof, avec ses longueurs et ses langueurs, et parfois excessif dans la violence des sentiments ; telle la passion dévorante, exclusive, et somme toute peu logique de Katja pour Jacques. Mais il est aussi une réflexion poignante sur la nature profonde de l’homme et de ses motivations, sur la nécessité pour lui de se souvenir de ce qu’il est et, à la fois, d’évoluer, mis brutalement au pied du mur par une impasse de sa propre évolution. Cette double problématique peut sembler paradoxale, mais on découvre ici que la réponse à ce défi n’est pas si simple… et que l’amour, finalement (le sentiment comme l’acte), est au cœur du débat. Un roman indispensable, souvent poignant, et profondément original par la qualité de ses réflexions et par la profondeur de la pensée qu’il fait découvrir via ses protagonistes : celle de l’homme s’analysant lui-même et s’interrogeant sur son avenir depuis une haute altitude, presque de l’extérieur du monde.

Biff

Points Roman, année non mentionnée : vers 1991

Cibylline

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