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"Une fille comme les autres" de Jack Ketchum

Été 1958. Dans une bourgade qui pourrait presque servir de vitrine au rêve américain, David, douze ans, rencontre la jolie Meg, de deux ans son aînée. Le courant passe tout de suite entre les deux et on sent poindre l’idylle sous l’amitié naissante. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, David apprend que Meg et sa sœur habitent chez la famille Chandler, ses voisins et proches amis, depuis le décès de leurs parents. L’été promet d’être inoubliable pour David. Il le sera. Mais pas de la façon dont il le pensait. Meg, à son corps défendant, va révéler le véritable visage d’une partie de son entourage. Ainsi, malheureusement, que celui de David. Et ce visage a un nom : Horreur.

Étonnant choix de la part de Bragelonne de traduire cet ouvrage publié aux Etats-Unis en 1989. L’auteur est quasiment inconnu en France et son roman, le plus marquant selon la critique américaine, ne comporte pas une once de fantastique. Plus étonnant encore, ce bandeau stipulant : « Ce livre est insupportable. Je ne l’oublierai jamais. Signé : l’éditeur. » Face à un tel cumul d’incongruités on a le choix entre hausser les épaules et passer son chemin ou bien tenter sa chance avec un sourire narquois aux lèvres. J’ai pris la deuxième option et honnêtement, j’aurai préféré m’abstenir. Non pas que l’histoire m’ait déplu ou que l’auteur soit passable. Non. Loin de là. Juste à cause du fait que le bandeau n’est pas que publicitaire, il énonce une simple vérité. Ce livre est vraiment insoutenable. Il l’est d’autant plus qu’on n’a pas à faire à du fantastique : pas de créatures grotesques ni d’évènements surnaturels pour servir de paravent à l’horreur. Le lecteur est forcé de l’encaisser dans toute sa crudité. Pas non plus de ce manichéisme plus ou moins latent cher à Stephen King et consorts pour simplifier et aliéner la monstruosité des actions ou de l’inaction des personnages. Le lecteur sera projeté au cœur de l’histoire, aspiré par les protagonistes, sans pouvoir se raccrocher à l’excuse de l’irrationnel.

Et le plus terrible, c’est que les scènes de torture dont on a tendance à faire la marque de fabrique et l’argument publicitaire de cet ouvrage ne sont pas l’aspect le plus atroce du récit. Le pire, c’est tout le reste : la chaleur bienfaisante de cet été, la pêche aux écrevisses dans la rivière, les cocas bien frais dans le Frigidaire et surtout la vitalité et le courage de Meg Loughlin, au fond la seule héroïne au sens propre, la seule personne digne et recommandable de l’histoire. À ce propos, d’ailleurs, je trouve dommage d’avoir traduit le titre à double sens « The Girl Next Door » simplement par « Une Fille Comme Les Autres », parce que Meg n’est pas comme les autres. Elle est la seule à garder intacte son humanité et à empêcher le lecteur de sombrer dans la misanthropie après avoir tourné la dernière page. Le choix du narrateur, en la personne de celui qui choisit de ne pas intervenir, ni dans un sens, ni dans l’autre, et qui reste à son poste de spectateur complaisant, est extrêmement judicieux. Car lui, c’est l’ensemble des passagers d’une rame de métro qui reste de marbre pendant le viol d’une voyageuse ; lui, c’est la population d’un village allemand en 1940 qui vaque tranquillement à ses occupations malgré la proximité du camp de concentration ; lui, c’est l’ONU qui laisse la population du Darfour se faire massacrer. Lui, c’est nous. Et c’est cela qui est insupportable.

Pas facile de donner son avis sur ce livre. Je l’ai aimé. J’ai aimé son style retenu et détaché – malgré une certaine colère froide qu’on sent gronder chez l’auteur et qui se montre un peu plus vers la fin –, j’ai aimé la pertinence psychologique de ses personnages. J’ai aimé redécouvrir l’incroyable puissance émotionnelle qu’une simple poignée de mots est capable de distiller au lecteur. Je n’ai pas aimé son illustration de couverture crue et sans nuance, j’ai détesté l’introduction de Stephen King, qui non seulement n’apporte pas grand’chose (en dehors de sa caution d’auteur de Best Sellers d’horreur) mais en dévoile beaucoup trop sur le récit. Et surtout, j’ai détesté l’avoir aimé. Pour ce qu’il a pu m’apprendre sur David et sur moi-même.

Que vous soyez âmes sensibles, dépressifs ou voyeurs en mal de sensations fortes, « Une Fille Comme Les Autres » n’est pas fait pour vous.
Il n’est pas fait pour grand-monde, à bien y réfléchir. C’est un ouvrage intense, viscéral dont on ne ressort pas indemne.
Dont on peut déjà s’estimer heureux d’être ressorti.

— Michaël F.

Éditions Bragelonne – collection l’Ombre.
Traduit de l’anglais par Benoît Domis
351 pages – 20 €
ISBN : 978-2-35294-020-3

Cibylline

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