« Moonraker » de Ian Fleming
Sir Hugo Drax est porteur de grands espoirs pour la Défense britannique. James Bond se méfie car l’homme admiré de tous triche aux cartes… Bond prouvera que Drax, fanatique et ivre de vengeance, veut atomiser Londres avec le missile nucléaire qu’il a construit pour la Reine !
Le James Bond des seventies, sorte de gros remake de L’Espion qui m’aimait branché space-opera, n’a guère de points communs avec le roman de Ian Fleming, à part son titre poétique. Il fut même lancé pour concurrencer Starwars ! Pas d’expert en arts martiaux ou de tueur aux dents d’acier ici, pas de fin du monde programmée et de bataille finale au pistolet-laser. Et c’est tant mieux, car malgré son immense succès à l’époque, et en dépit de quelques bons moments, la réalisation de Lewis Gilbert n’est en aucune façon un grand épisode de la saga 007. Le style Roger Moore aidant, on n’est pas loin de la parodie, et en tout cas à des lieues de l’univers de Ian Fleming. Un univers parfois remarquablement adapté au cinéma, au moins par l’esprit sinon à la lettre : Bons baisers de Russie, Goldfinger, Au service secret de sa Majesté et même, plus récemment, Casino Royale – même si le Bond littéraire n’est pas plus une grosse brute musclée à la Daniel Craig qu’un pseudo Simon Templar à la Moore.
Moonraker, le roman, est aujourd’hui retraduit par Bragelonne. Comme on l’apprend dans la passionnante étude de Jacques Layani, On ne lit que deux fois, il semblerait que la première traduction de ce qui s’appelait alors Entourloupe dans l’azimut (sic), se soit faite à grands coups de hache. Après avoir publié deux aventures du personnage, la Série Noire l’abandonna … pour miser sur des concurrents américains comme Matt Helm ou Sam Durell, aujourd’hui bien oubliés. Le pire travail sur James Bond fut cependant réalisé pour les « Inter-espions » du début des années soixante qui réussirent l’exploit de transformer la prose élégante de Fleming, riche de belles phrases et de superbes paragraphes, en pure écriture de roman de gare. Car, avec Francis Lacassin qui parlait de « sensibilité poétique », on ne peut que réaffirmer aujourd’hui la qualité d’écriture du père de James Bond, déjà frappante chez Bouquins, et aujourd’hui revalorisée par les traductions de Pierre Pevel. Citons par exemple p. 183 : «… un certain professeur Bhose a rédigé un traité sur le système nerveux des fleurs. (…) Il a même enregistré le cri d’une rose que l’on cueillait. C’est sans doute le son le plus déchirant au monde. J’ai entendu quelque chose d’approchant quand vous avez cueilli cette fleur. » La vraie séduction à la James Bond, tellement éloignée de la drague vulgaire et automatique des films.
Cependant, s’il serait aisé aux moqueurs de survaloriser Fleming au détriment de « notre » Jean Bruce, nous nous en garderons bien. Fleming écrivait un Bond par an tandis que Bruce pondait six à dix OSS 117 ! Il n’y a pas de miracle : les lois de la littérature industrielle contraignent l’auteur de gare, malgré son talent, à un style moyen et à des facilités. Fleming ne jouait tout simplement pas dans la même cour que Jean Bruce ou Paul Kenny (les Coplan FX 18). Ce qui n’empêche pas le papa de OSS 117 d’avoir signé de remarquables thrillers comme Cessez d’émettre ou un bouquin d’espionnage/SF comme Romance de la mort, aujourd’hui respectueusement retraduit en Italie. Un bel honneur pour une œuvre conséquente encore injustement méprisée en France.
Moonraker peut déplaire aux fans de la série de films, par son rythme infiniment plus lent (une quarantaine de pages pour l’inévitable virée au casino…), même s’il connaît une vive accélération sur la fin. On leur conseillera plutôt de lire certains John Gardner (Mission particulière) ou tous les Raymond Benson, deux auteurs qui ont repris le personnage en mixant les qualités littéraires et cinématographiques du mythe 007.
Moonraker possède des atouts qu’on retrouve dans la plupart des Fleming : un super méchant passionnant, un héros complexe prêt à se sacrifier pour l’Angleterre, un final qui est un modèle de tension et enfin, un savant mélange de réalisme (le côté « petit fonctionnaire » de Bond) et de folie furieuse. En témoignent des passages d’une noirceur apocalyptique comme: « Il s’en était fallu de peu pour qu’il n’y ait rien d’autre que la cloche d’une ambulance sous le noir et l’orange d’un ciel malade, une horrible odeur de brûlé, les cris des malheureux encore prisonniers d’immeubles effondrés. Le cœur de Londres condamné au silence pour une génération. Et toute une génération de Londoniens morts dans ses rues, parmi les ruines d’une civilisation qui ne se relèverait pas avant des siècles. » (p.306)
Le Bond littéraire se révèle bien plus sombre que l’agent-secret bien connu des cinéphages.
La xénophobie, davantage que le racisme qu’on évoque habituellement pour Fleming, est bien présente. Hugo Drax est un faux Anglais mais un vrai allemand, un ex-nazi à la solde des Russes. Ce qui fait beaucoup pour un seul homme. La peur de l’étranger est de toute façon un ressort essentiel et terriblement efficace de toute une littérature populaire de la première moitié du vingtième siècle : guerre froide (où cette phobie se teintait d’idéologie) et péril jaune étaient à la mode. Impossible d’apprécier pleinement ces romans sans les replacer dans le contexte de l’époque. Un livre doit impérativement se lire dans l’esprit du temps et du lieu où il a été conçu. C’est le meilleur moyen de le comprendre et de l’apprécier malgré l’évolution des mœurs et des mentalités.
Pas de trace en revanche de la mysoginie dont on accuse parfois Fleming. Gala est un très beau personnage de femme et Bond se révèle sensible et même chevaleresque… tout en voyant ses espoirs déçus à la fin puisqu’elle est fiancée et fidèle. Impossible à imaginer au cinéma ! Et c’est tellement plus beau comme ça… Un amour tué dans l’œuf, avec cette ultime phrase : « Il la toucha pour la dernière fois, puis ils se tournèrent le dos et chacun s’en alla suivre le cours de sa propre vie ».
Lire Moonraker, et Ian Fleming, c’est découvrir un James Bond pour une grande part inédit, aux qualités parfois insoupçonnées.
Éditions Bragelonne
319 pages – 9,90 €
ISBN : 978-2-35294-247-4