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« Quitter les monts d’automne » d’Émilie Querbalec

Tasai est un des mondes du Flux sur lesquels l’humanité s’est dispersée, un peu en retrait, à la société rurale aux traditions japonisantes. Descendante d’une lignée de conteuses itinérantes, Kaori Shikiai, recueillie par sa grand-mère après la disparition de ses parents dont elle ne sait rien, n’a pas encore connu, comme d’autres à l’adolescence, le Ravissement du Dit, censé révéler le Don permettant de recevoir, à travers le Flux, les histoires de l’humanité et de les transmettre. L’écrit étant prohibé, sa possession étant même punie de la peine de mort, les contes sont le seul moyen de connaissance accessible à tous. En attendant la révélation, Kaori apprend la danse, chaque récit étant habillé d’une chorégraphie musicale.
La mort de sa grand-mère modifie une existence jusqu’ici balisée par des repères rassurants, d’autant plus qu’elle a reçu en héritage un rouleau qu’elle est seule à pouvoir ouvrir, contenant un de ces écrits interdits qu’elle ne sait déchiffrer. Tandis qu’elle fait ses premiers pas dans une troupe de danse qui a accepté de l’intégrer, son objectif est de retrouver à la ville un conteur qui connaissait sa grand-mère pour en apprendre davantage sur ses origines.
Chaque fois que le destin lui inflige des revers, Kaori choisit d’aller de l’avant au lieu de se replier sur la solution offrant sécurité à défaut de carrière. De déconvenues en drames personnels, la montagnarde ignorante agrandit à chaque étape sa vision du monde, découvre, comme le formule la troisième loi de Clarke, la technologie tapie derrière des applications apparentées à de la magie. Bien des gens convoitent le rouleau pour lequel elle met son existence en danger : les redoutables moines Talanké et leurs machines inquiétantes, de sympathiques intervenants qui la prennent sous leur aile pour des motifs qui n’ont rien de désintéressé, d’autres ennemis encore croisés durant son périple.
Le récit commencé dans un univers aux couleurs de la fantasy devient un roman de science-fiction aux contours certes familiers mais souvent présentés avec originalité. La moindre n’est pas la progression en parallèle de la quête de Kaori de sciences et technologies qui se complexifient à mesure que s’élargit l’univers : robots, ascenseur spatial, station stellaire, IA, stases cryogéniques pour traverser de grandes étendues de vide, individus génétiquement modifiés ou avec implants numériques, trous de ver pour s’affranchir des distances cosmiques, tout l’arsenal du space opera est ici convoqué.
L’ensemble se rapproche parfois des récits « young adult » sans cependant tomber dans les poncifs, ne serait-ce que parce que certaines scènes n’y trouveraient pas leur place. Les réponses sur les origines de Kaori se combinent étroitement avec une intrigue de plus grande ampleur concernant le destin de l’humanité. Les motifs de l’interdiction de l’écrit et la connaissance de la vraie nature du Flux font de ce récit un roman centré sur la connaissance et la mémoire ainsi que sur les choix ayant conduit à préserver la première sans totalement effacer la seconde.
L’ouvrage, linéaire dans son déroulement, n’est pas exempt de longueurs, notamment sur la fin, concernant le décodage du texte, pour lequel l’autrice s’est appuyée sur le Dit de Genji, l’œuvre millénaire de littérature japonaise écrit par et pour les femmes. La conclusion abrupte, bien que parfaitement imbriquée à l’intrigue, déçoit quelque peu, comme c’est souvent le cas lorsqu’on a déployé un univers riche et foisonnant. Cependant, la qualité d’écriture d’Emilie Querbalec, sa richesse poétique, font qu’on ne s’attarde pas à ces détails, que son art de conteuse permet vite d’oublier.
Le roman a obtenu en 2021 le prix Rosny aîné, de quoi attirer l’attention sur cette autrice récemment apparue, et dont on découvre en fin de volume le début de son dernier roman paru chez Albin Michel Imaginaire.

Le livre de poche
544 pages – 8,90 €
ISBN : 9782253103448

Claude Ecken

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