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"La Fraternité du Panca I : Frère Ewen" de Pierre Bordage

Pierre Bordage, l’un des auteurs les plus primés et respectés de la SFFF, a beau s’essayer, avec succès, à différents genres (fiction historique, polar, littérature presque mainstream…), il en revient régulièrement à celui qui l’a fait connaître et reconnaître : le space opera. Le cycle de la fraternité du Panca devrait donc a priori faire plaisir à ses die-hard fans. D’autant que cinq volumes sont prévus : chacun traitant d’un personnage précis, un frère du Panca dont la charge est de transmettre le relai au frère suivant de la chaîne quinte. L’objectif final de la composition de cette chaîne étant la sauvegarde de l’humanité contre un péril indéterminé, en tout cas inconnu des protagonistes.
Ce premier volume traite donc du premier élément de la chaîne : Ewen. Un jeune entrepreneur qui a tout pour être heureux : un doux foyer isolé où il vit avec sa famille en autocratie, une femme magnifique sur le point d’accoucher de leur deuxième enfant, une affaire prospère de commerce de « cheveux d’ange ». Las ! Il va devoir abandonner tout ce qui fait son bonheur pour répondre à l’appel du devoir. En l’occurence, une voix qui se joue de l’espace et du temps pour venir lui communiquer le point de rendez-vous avec le deuxième maillon de la chaîne. Et pas question de se défiler : le sort des espèces vivantes est en jeu. S’il mesure l’étendue de son sacrifice, Ewen ne peut s’en prendre qu’à lui-même : un frère du Panca doit être totalement dégagé des contingences matérielles et sentimentales et donc ne pas fonder de famille.
Mais un frère du Panca, qu’est-ce que c’est ? Il s’agit d’un élément dormant d’une organisation secrète implantée sur une partie des planètes colonisées par l’homme. Il ne connaît en général que le tuteur qui l’a formé pendant cinq années. Il est doté du cakra, le disque lanceur de feu gravé du pentale, l’animal mythique à cinq cornes et cinq ailes. Il obéit aux cinq piliers de la Fraternité : l’obéissance aveugle, la confiance, la droiture, la vigilance et le secret. Et lorsqu’un danger guette l’humanité, il doit contribuer à reconstituer la chaîne quinte en transmettant à l’un de ses frères son implant vital en suivant des injonctions transmises télépathiquement à travers le cosmos.
Le chiffre cinq est donc bien mis en évidence : moins pour la symbologie que pour rappeler le fait qu’il va falloir mettre cinq fois la main à la poche pour comprendre les tenants et aboutissants du récit, à mon sens. Parce qu’au niveau explications et dévoilement de la trame globale, on ne peut pas dire que ce premier volume en soit très dispendieux. Le héros ne connaît ni sa hiérarchie, ni le deuxième frère qu’il doit rencontrer, pas plus que la menace qui justifie sa renonciation et son calvaire proprement christiques. Ses omniprésents adversaires ne savent pas non plus pourquoi ils doivent empêcher la réunion de la chaîne quinte. L’ensemble donne la tenace impression que l’auteur est en roue libre et se contente de son savoir-faire de conteur pour maintenir son histoire à flot et l’intérêt du lecteur en éveil. Les nombreux trous occasionnés par l’absence de plan directeur sont comblés par des deus ex machinae qu’autorise l’opera de l’espace informel et très lâche pratiqué par l’auteur (la Fraternité emploie la télépathie galactique, les implants préviennent Ewen du danger, les soutiens et les adversaires surgissent à l’envi sans se poser de questions…).
Comme souvent chez l’auteur, le background relève tant de la magie qu’il se rapproche plus de la fantasy que de la SF et peine à susciter la suspension d’incrédulité à laquelle nous accoutume le neo space-opera anglo-saxon depuis plusieurs années. Bordage a toujours été davantage porté sur le mystique que sur le rationnel, sur le spectaculaire que sur le crédible, mais l’univers improbable de Frère Ewen lui fait franchir un palier supplémentaire : les armes « décréent » les chaines d’atomes, des drogues ralentissent le métabolisme et le vieillissement physique, les colons ne se soucient pas de formes de vie intelligentes autochtones, les voyages interplanétaires durent des décennies et se font dans des vaisseaux brinquebalants avec hublots et baies vitrées, la science semble inexistante, etc… On est libre d’apprécier ou pas mais ce qui passait, il y a encore quelques années, pour une marque de fabrique tend de plus en plus vers un conservatisme indolent. Autre faiblesse, un deuxième récit relativement dispensable est raconté en parallèle aux pérégrinations d’Ewen : celui des jeunes Olméo et Sayi. Construit de la même manière que l’histoire d’Ewen ­– les protagonistes font un voyage plein de bruit et de fureur – il n’apporte rien à la trame, si ce n’est la découverte de nouveaux endroits et l’incontournable histoire d’amour. Enfin, de très nombreuses morts jalonnent cette histoire. Ce n’est pas tant leur quantité que la manière strictement comptable dont elles sont exploitées pour donner du relief au roman qui est gênant. Leur gratuité (l’accident de TransAmblien, les meurtres en série à bord du Sillenius) met d’autant plus en évidence la pauvreté émotionnelle liée à l’absence d’enjeu qu’elles semblent être censées compenser.
Un premier tome guère engageant, donc, et qui fait davantage penser à de la littérature alimentaire à la « Rohel » qu’à des petits bijoux comme « Absalon » et les « Guerriers du silence ». Cela étant, avec la recette appliquée et qui repose beaucoup sur le sens de l’improvisation de l’auteur et une narration ronronnante à force d’être linéaire, un cycle en dix volumes aurait également été envisageable. On se rassure comme on peut.

Michaël F.

Éditions L’Atalante
446 pages –21 €
ISBN : 978-2-84172-390-4

Cibylline

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