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« Paideia » de Claire Garand

La narratrice n’a pas sept ans, mais est déjà très intelligente : elle bat son père aux échecs sans avoir besoin de visualiser les pièces sur un plateau de jeu et ce, tout en effectuant divers travaux physiques ou intellectuels. À dire vrai, son intelligence est toute relative : 4,2 sur l’échelle de Breuil-Rostocka ; ses camarades, des 4,5 voire davantage, la considèrent comme une idiote. Elles sont dix, entourées de leurs parents respectifs, dans une station orbitale en orbite autour de la Lune, dans dix modules indépendants afin de multiplier les chances de survie. Car l’humanité est décimée : la Terre est détruite et les colons sur la Lune se sont entretués. Les dix survivantes reçoivent une éducation très poussée pour rebâtir un monde neuf tolérant et sans violence : le terme de Paideia recouvre, dans la Grèce antique, l’instruction nécessaire et le socle de connaissance indispensable pour devenir un bon citoyen. Le moins qu’on puisse dire est qu’on est loin de la coupe aux lèvres : les autres filles se révèlent plus méchantes et vénéneuses les unes que les autres envers celle qu’elles considèrent comme mentalement handicapée, sans que l’instructrice qui dispense les cours ne relève leur attitude. Le fait que les fillettes se retrouvent dans une classe virtuelle ne les empêche pas de se molester physiquement sans parler des agressions verbales, qu’aucune autorité ne condamne jamais, alors même que tout est surveillé, et donc la moindre exaction connue. Cette déconcertante absence d’éducation morale, pourtant jamais discutée dans le récit, est loin de garantir le renouveau de l’humanité.

Les souffrances de la narratrice martyrisée dévoilent progressivement le contexte et les contours du projet pour lequel les élèves sont formées. Outre une intelligence et une longévité accrue, elles ont été génétiquement modifiées pour devenir fertiles dès l’âge de sept ans (!), dotées de hanches larges pour concevoir cinq enfants à la fois. Elles ont toutes des génomes différents, mélange des anciennes variétés humaines, pour restaurer la diversité de l’espèce, étant entendu que leurs enfants seront normaux, dénués du statut de super fécondatrices. Il aurait été plus simple et moins coûteux, en termes d’efficacité, d’utiliser des couveuses artificielles qui auraient fait l’économie d’une entreprise manipulant et exploitant des fillettes génétiquement modifiées. C’est à se demander aussi pourquoi les avoir dotées d’une telle intelligence si leur destin se limite à celui de pondeuses qui n’auront pas le temps d’éduquer leur nombreuse progéniture. Loin de ces considérations, l’intrigue repose sur les émois de la souffre-douleur qui voit s’écrouler ses naïfs rêves de voyages spatiaux quand elle réalise le sort qui lui est réservé. Ses révoltes se traduisent par de maladroites tentatives de sabotage, qui impactent le projet dans son ensemble.

C’est sans doute en raison de cette dimension émotionnelle et des thématiques autour du harcèlement, du libre-arbitre, du droit à disposer de son corps, que le roman cumule les prix Julia Verlanger 2023, Rosny aîné 2024 et celui des Lecteurs 2025. Cette avalanche de récompenses n’en reste pas moins incompréhensible tant l’argument de base est incohérent et décline des thèmes convenus sans rien ajouter au propos. En effet, malgré ses longueurs, le roman ne livre aucune réflexion philosophique ou sociale justifiant une entreprise basée sur le mensonge et la coercition, ni ne fournit de bases crédibles ayant une chance d’aboutir. Ainsi, les parents, dont on comprend assez vite qu’il s’agit de robots biologiques (des androïdes qui ont du moins une base biologique les rendant sensibles à des infections) ne veillent pas seulement à l’éducation des fillettes, mais restaurent durant leur sommeil les habitats lunaires qui les accueilleront à leur anniversaire. C’est une dépense inconsidérée que ces allers-retours alors que les cuves de régénération à bord manquent précisément d’énergie. Et pourquoi attribuer un couple parental à chaque enfant là où une famille de plusieurs sœurs aurait favorisé l’entente entre elles ? L’organisation de la vie à bord pose également question, de même que l’exotisme langagier d’expressions en correspondance avec l’époque et le milieu spatial : être un boulon faussé, rouler quelqu’un dans l’ammoniaque de refroidissement, jouer un tour de clef à molette desserrée : de distrayantes, ces naïvetés, qui ne renvoient qu’imparfaitement au niveau de technologie atteint, deviennent vite agaçantes de puérilité. L’ensemble ne manque pas de bonnes intentions, mais il ne suffit pas de bons sentiments pour faire une bonne histoire.

Le Livre de poche – 384 pages – 9,20 €

Claude Ecken

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